Publié le 08/03/2023 • Par Gaëlle Ginibrière • dans : France, Toute l’actu RH source la Gazette des Communes
Dénigrements, mises à l’écart, manipulations… souvent tus, les comportements constitutifs de harcèlement moral sont pourtant loin d’épargner les collectivités territoriales.
Ils sont élus, DGA, graphiste, cheffe de service, agent d’état civil, secrétaire de mairie, chargée de mission ou assistante. Tous ont subi ou subissent encore des attitudes de harcèlement de la part d’élus, de responsables hiérarchiques ou de collègues. Des propos désobligeants répétés, des actions systématiques pour évincer la personne des circuits de décision ou de participation aux missions de l’équipe, une volonté de nuire manifeste consistant à dénigrer en permanence le travail réalisé… entraînant pour les victimes des souffrances, fréquemment tues.
« J’ai mis un an à en parler », souffle Pauline, ancienne responsable administrative dans une commune de 7 000 habitants, victime des agissements de sa responsable.
Culture du « pas de vague »
Avocate au cabinet Outrenoir, spécialisé dans la fonction publique et l’accompagnement des lanceurs d’alerte, Christelle Mazza estime que plusieurs faits concourent à garder tabous les comportements de harcèlement dans les collectivités. « La culture professionnelle fait que les fonctionnaires qui ne sont pas politisés, contrairement aux élus, sont soumis à l’autorité hiérarchique. La peur des représailles, qui existe dans toute organisation, est renforcée par le devoir de réserve du fonctionnaire et la culture du “pas de vague”.
L’emprise des missions de service public, de l’intérêt général qui prime avant toute autre chose, fonde une culture professionnelle participant à l’autocensure », décrypte-t-elle. Une enquête menée auprès de 2 000 actifs des secteurs public et privé par le cabinet spécialisé dans la santé au travail et la prévention des risques psychosociaux Qualisocial, publiée en novembre 2022, avance pourtant que la fonction publique territoriale serait particulièrement exposée. Ainsi, 40 % des agents territoriaux estiment avoir déjà été victimes de harcèlement, contre 35 % pour l’ensemble des répondants, 28 % à l’Etat et 27 % dans la fonction publique hospitalière.
« Certains secteurs sont plus à risque. Par exemple ceux en crise, comme la petite enfance où les équipes en sous-effectifs sont construites sur des fondations fragiles, ce qui crée une grogne sociale dont sont accusés les directeurs par leur propre hiérarchie, générant des tensions. Ou les services départementaux d’incendie et de secours, qui sont des milieux encore très masculins et à la culture très virile », observe Christelle Mazza. Autant d’ambiances de travail propices à déclencher des comportements de harcèlement.
Personnalités autoritaires
Au cœur de ces agissements se trouve bien souvent un manque d’assises managériales, de l’auteur du harcèlement comme de ses responsables. Chargée de mission médiation numérique dans un syndicat mixte, Lucie a été mise au placard lorsqu’un ancien technicien informatique a été propulsé directeur de sa structure, sans en avoir les compétences, selon elle. « Il ne comprenait rien à ce que je faisais, m’a écartée de toutes les réunions d’équipe, me dénigrait systématiquement devant les collègues et m’a refusé tout entretien annuel d’évaluation durant sept ans. Quand j’en parlais aux élus, ils ne voulaient rien
entendre, de peur, peut-être, d’être discrédités sur le choix de ce directeur. Et lorsque j’évoquais le mot de harcèlement, j’étais vue comme une personne qui exagère », témoigne-t-elle.
S’ils ne figurent pas parmi les types d’harceleur les plus cités, les élus ne sont pas non plus exempts de tout reproche. « Le lien direct avec les élus locaux expose davantage », constate Christelle Mazza. Notamment, certaines personnalités autoritaires, confortées par la charge symbolique de leurs fonctions électives, peuvent aussi être plus enclines à franchir la ligne rouge. « Il ne supporte pas la moindre contradiction, s’enferme dans un sentiment de toute- puissance, excluant alors des échanges d’emails ou toute autre information de la personne qui s’oppose à lui », raconte un cadre d’une intercommunalité de 70 000 habitants.
Défauts de réponse de l’institution
Pour les victimes, le défaut de réponse de l’institution – relativement fréquent – est vécu comme une violence supplémentaire. « J’ai averti la médecine du travail, le centre de gestion, les députés du département, mais tous répliquaient : “Elle est élue, vous n’êtes rien” », indique Isabelle, ancienne responsable des achats dans une commune de 3 000 habitants. D’autant que les faits peuvent être connus de l’administration et se répéter sans qu’aucune solution concrète soit apportée.
« Dans une précédente commune, un DGA harceleur avait été remercié. Cela avait demandé un an, mais des mesures avaient été prises. Quand j’ai été recrutée dans ma nouvelle collectivité, j’ai été prévenue du turn-over de mes prédécesseurs, mais la DRH avait indiqué que c’était la dernière chance de ma directrice. Quelques mois plus tard, face à ses agissements – elle me remet sans cesse en cause en réunion, bloque mes dossiers, manipule des agents contre moi –, on m’a poussée à me mettre en arrêt maladie, pour me préserver », déplore Sonia, cheffe de service dans un conseil départemental.
« Pourtant, les dommages cliniques révèlent les mêmes conséquences que le harcèlement sexiste et sexuel, avec des conséquences pouvant aller de la dépression au suicide », insiste Christelle Mazza. DGA, Céline a eu un arrêt de travail de trois mois, au cours desquels elle a réussi à trouver un autre poste.
«Le harcèlement vous brise, rompt la confiance en soi et en les autres. J’avais tellement l’impression d’être nulle que j’ai dû faire un gros travail sur moi pour avoir la force de passer les entretiens d’embauche », explique-t-elle. De son côté, Isabelle a fait le choix de quitter la fonction publique : « Recrutée dans une nouvelle collectivité, je n’y suis restée qu’une année car je ne pouvais plus faire confiance à quiconque, surtout à un élu. J’éprouve une désillusion complète envers la fonction publique qui permet à de telles personnes de faire autant de mal en toute impunité », assure-t-elle.
Définition
Le harcèlement moral correspond à des agissements ou des propos répétés pouvant entraîner pour la victime une dégradation de ses conditions de travail et aboutissant à une atteinte à ses droits, à sa dignité ou à une altération de sa santé physique ou mentale. En application du décret n° 2020-256 du 13 mars 2020, les collectivités doivent mettre en œuvre, depuis le 1er mai 2020, un dispositif de signalement et de traitement des actes de violence, de discrimination, de harcèlement sexuel ou moral et d’agissements sexistes.
« Tout le monde peut être amené à adopter un comportement de harceleur»
Camy Puech, Pdg et fondateur du cabinet Qualisocial
« Il y a une vraie méconnaissance du harcèlement au travail qui, contrairement à une idée reçue, n’est pas le fait de gens malveillants. Tout le monde peut à un moment donné être amené à adopter un comportement de harceleur.
D’ailleurs, lorsque l’on explicite ce que sont les faits de harcèlement, 8 % des agents du secteur public reconnaissent en avoir été auteur au moins une fois dans leur carrière. Ce sont même 30 % des managers. Pour autant, les victimes sont aussi essentiellement des managers : 50 % d’entre eux se disent concernés. Ceux qui portent les changements et les responsabilités sont aussi beaucoup plus exposés aux tensions. La pression des usagers, dans un contexte de contraintes de moyens et assorties de changements stratégiques à répétition causés par les évolutions politiques, rend les collectivités plus fragiles.
Le mécanisme est connu : les changements stratégiques induisent des périodes de perte de sens, donc de tensions, qui génèrent du stress, des troubles du sommeil et de la fatigue, conduisant à davantage d’émotivité et de sensibilité, qui se manifestent à leur tour par de l’agressivité dans les situations complexes. »
Les élus, auteurs ou victimes, ne sont pas à l’abri de condamnation
A l’agglomération de Mont-de-Marsan (18 communes, 1 600 agents, 53 900 hab., Landes), plusieurs élus – y compris de la majorité – s’étaient fendus d’une lettre publiée dans le journal « Sud-Ouest », début février 2021, pour reprocher au président divers agissements déplacés, certains relevant de comportements s’apparentant à du harcèlement envers eux ou des agents.
La commune de Civrieux-d’Azergues (15 agents, 1 600 hab., Rhône) a, elle, été jusqu’à saisir le tribunal judiciaire afin de faire condamner un administré pour des faits de harcèlement sur les réseaux sociaux à l’encontre de son premier adjoint chargé de l’urbanisme. Un dépôt de plainte de la maire pour les mêmes agissements à son encontre a également été effectué.
La prévention, un volet essentiel mais négligé
Selon le cabinet Qualisocial, la prévention des comportements de harcèlement devrait constituer un préalable à la mise en place de tout dispositif de signalement des faits dont les agents se sentent victimes, témoins ou auteurs. Le premier axe de cette action de prévention consiste en une sensibilisation visant à expliquer les attitudes qui relèvent du harcèlement moral, sexuel ou sexiste.
« Pour l’ensemble des agents, l’enjeu est de savoir se protéger, mais aussi d’adapter son comportement, car les cas de harcèlement transversal entre pairs sont nombreux », estime Camy Puech, PDG de Qualisocial. Par ailleurs, un deuxième volet de prévention devrait plus spécifiquement cibler les dirigeants territoriaux qui ont un rôle de vigilance et doivent être en mesure d’expliquer la dimension juridique des comportements de harcèlement et insuffler une culture interne sur le sujet.
« La notion de harcèlement moral institutionnel ou systémique, qui avait été centrale dans l’affaire France Telecom, par exemple, doit également être rappelée. Cette stratégie, qui consiste à déstabiliser les salariés, à créer un climat anxiogène, a pour effet de dégrader les conditions de travail. Le harcèlement moral institutionnel fait souvent peur et des situations ont été constatées dans le service public », indique Camy Puech. Cependant, force est de constater que le volet prévention reste trop souvent négligé dans les collectivités.